Une excellente interview récente d'Hugues Sibille dans Rue 89 nous alerte à juste titre : la confusion de langage subtilement entretenue entre l'économie collaborative et l'ESS est abusive et trompeuse. En effet, force est de constater que les gens utilisent souvent, comme s'il s'agissait de la même chose, les termes d'économie collaborative, d'économie du partage et d'économie sociale et solidaire. De manière croissante aussi, les jeunes qui cherchent du sens à leur vie professionnelle se tournent vers les entreprises de l’économie collaborative.
Pour Hugues Sibille, c'est une erreur car ces approches n'ont en réalité pas les mêmes finalités ni les mêmes principes. Les entreprises de l'ESS, en effet, existent en priorité pour répondre à des besoins fondamentaux que sont le renforcement du lien social, l'éducation, la santé, l'emploi et l'environnement. Elles s'imposent de surcroît pour accomplir leur mission des principes de gouvernance démocratique, de lucrativité limitée, et de réinvestissement des bénéfices en interne, sans distribuer de dividendes. Or le moins que l'on puisse dire, c'est que les principales entreprises qui constituent l'économie collaborative ne répondent pas de manière évidente à ces principes, malgré une volonté de le faire croire dans quelques cas. L'économie collaborative peut avoir pour but le profit et générer des entreprises capitalistes classiques. C'est le cas des plus populaires et des plus grandes aujourd'hui, qui sont valorisées par le marché à des montants astronomiques - comme Airbnb à 25 milliards de dollars et Uber à 50 milliards de dollars par exemple. Hugues Sibille et d'autres critiques de l'économie collaborative mettent aussi dans cette catégorie des acteurs comme Blablacar ou la Ruche qui dit Oui, ce qui révèle la nécessité de distinguer les différentes formes d'économie collaborative (l'Etat devra le faire de toute façon pour légiférer notamment sur les questions fiscales) et aussi de se garder d'une approche manichéenne qui aurait tendance à jeter le bébé du collaboratif avec l'eau du bain.
Sur le premier point, Heetch (qui se trouve menacé précisément parce que la confusion règne) a proposé une lecture qui distingue les entreprises ayant pour but "l'entraide" (ex. couchsurfing.com ou echangedemaison.com) de celles qui visent "le partage des coûts" (ex. Blablacar) ou "l'amortissement d'un bien" (ex. Drivy et Heetch, justement) de celles encore qui passent par la "professionnalisation" (ex. Uber). Naturellement, la confusion vient du fait que certaines entreprises de l'économie collaborative, comme Leboncoin ou Airbnb, sont en réalité à cheval entre l'amortissement d'un bien (pour certains usagers occasionnels) et la professionnalisation (pour les usagers qui créent ou nourrissent leur activité professionnelle de boutiques en ligne hébergées sur ces sites).
Sur le second point, force est de constater que l'économie collaborative a quelques avantages qui vont dans le sens de l'insertion et de la création d'emploi : sur beaucoup de secteurs, elle libère l’initiative économique et propose des solutions alternatives aux jeunes sans qualification qu'elle contribue à re-socialiser par l'activité économique (Uber est devenu l'un des premiers employeurs d'Ile-de-France dans les quartiers difficiles), et elle redynamise des secteurs peu innovants en remettant en cause des positions installées où le consommateur devait s'adapter à l'offre plutôt que l'inverse. Naturellement elle a aussi des inconvénients : elle prend des libertés avec le code du travail, elle marque le retour du travail à la pièce avec un risque réel de précarisation (du fait de la façon dont elle repartir la valeur) ; la communauté de ses acteurs n'est que virtuelle puisqu'elle n'est pas structurée (comme peut le faire une coopérative par exemple) et puisque le statut de travailleur indépendant leur est souvent imposé sans garantie de couverture sociale, sans association aux décisions ni pouvoir d'influence sur la structure, sans liberté de fixer leurs prix et évidemment sans perspective de carrière...
En même temps ces défauts des entreprises collaboratives sont autant d'opportunités pour d'autres entrepreneurs de proposer des offres alternatives, proposant un autre projet de société (voir comment Juno, à New-York, veut concurrencer Uber avec un capital appartenant pour moitié aux chauffeurs, le choix qu'elle leur offre d'être salariés ou sous-traitants, une commission réduite sur les courses et la possibilité de percevoir des pourboires...). L'économie collaborative sera celle que nous aurons construite, et celle que nous aurons méritée : il n'y a pas plus de purs capitalistes dans la nouvelle économie que dans l'ancienne, ni moins d'entrepreneurs responsables. Rien n'est joué, et c'est la bonne nouvelle...